Clé d’écoute / Bernard LORTAT-JACOB : la Quintina : polyphonie vocale de Sardaigne

La Quintina : polyphonie vocale de Sardaigne , en collaboration avec Bernard Lortat-Jacob, et la participation de Michèle Castellengo et Gilles Léothaud

1443780_5_904a_bernard-lortat-jacob-le-voyage-est-plutot

Bernard LORTAT-JACOB

Dans le gros bourg de Castelsardo, au Nord de la Sardaigne, le rituel de la semaine sainte est sous la compétence exclusive d’une confrérie, composée d’une petite centaine d’hommes : pe6cheurs, artisans, commerçants (plus quelques cadres d’ailleurs pas nombreux)

Le Lundi saint est la grande fête de Castelsardo, une fete qui se prépare durant toute l’année. Or, préparer cette fete consiste surtout à préparer les choeurs qui devront chanter en procession durant une grande partie de la nuit lors de la procession des “mystères”

Ce répertoire de la confrérie est pleinement maitrisé par les chanteurs et encore très vivant. Il est de stricte tradition orale et remonterait au moins au XVIè siècle. Il est probable qu’il s’exécute sans grand changement depuis cette époque.

A Castelsardo, chaque Lundi saint donc, de nombreux chanteurs sont “candidats” au chant et attendent d’etre choisi par leur Prieur. Celui ci compose trois choeurs , comprenant chacun toujours quatre chanteurs.

Ces douze chanteurs sont les “apotres” du Lundi saint . Ils s’adonneront à une sorte de compétition rituelle et vocale très éprouvante, durant plusieurs heures. Le premier choeur chante le Miserere (psaume 50); le deuxième, le Stabba (Stabat Mater) ; le troisième, le Jesu.

Ces chants font penser à de longues lamentations, le texte en latin semble à peine prononcé (pour les chanteurs , il est d’ailleurs relativement secondaire puisque la plupart du temps, ils n’en comprenent pas le sens). Ce sont des chants “de voyelles”, pourrait on dire, qui retiennent l’attention par leur grand beauté et leurs qualités spectrales spécifiques

IMG_7722.JPG

IMG_7714.JPG

la quintina 1

IMG_7717.JPG

la quintina 2.jpg

la quintina 3la quintina 4.png

.

http://ehess.modelisationsavoirs.fr/ethnomus/quintina/seq1.html

Marc CHEMILLIER : De l’analyse acoustique à la modélisation des savoirs musicaux / Notes sur les polyphonies vocales de Sardaigne

De l’analyse acoustique à la
modélisation des savoirs musicaux

Note sur les polyphonies vocales de Sardaigne

marc chemillier

Marc CHEMILLIER

L’entretien avec Giuliano d’Angiolini réalisé pour Musimédiane à l’occasion de la sortie en France de son livre Jesu, un chant de confrérie en Sardaigne (2009) apporte de nouvelles observations à la fois fines et précises sur la quintina, cette cinquième voix « virtuelle » qui apparaît dans le spectre polyphonique de quatre chanteurs. L’auteur se réfère à des travaux anciens de Bernard Lortat-Jacob dont il analyse l’un des magnifiques enregistrements effectués par celui-ci dans les années quatre-vingt-dix (voir son livre paru en 1998). À l’époque, il avait interprété le phénomène de la quintina en invoquant une notion de « fusion » entre les voix du choeur. Guiliano d’Angiolini conteste vivement ce terme en ouvrant un débat qui, pour une large part, repose sur un malentendu. En effet, sa critique porte sur l’usage du mot « fusion » dans le sens d’une théorie acoustique bien précise dont il conteste l’application aux polyphonies de Sardaigne. Or cette théorie n’est pas celle de Bernard Lortat-Jacob qui a rectifié et précisé son analyse depuis 1998 notamment à la suite de sa collaboration en 2001 avec les acousticiens Michèle Castellengo et Gilles Léothaud. De telle sorte qu’aujourd’hui, lorsqu’il lui arrive encore de parler de « fusion », c’est dans le sens général d’interpénétration des voix et de renforcement mutuel permettant l’émergence de la quintina, et non dans le sens d’une théorie scientifique particulière dont l’utilisation serait erronée comme le suppose Guiliano d’Angiolini.

Sur le plan théorique en effet, les conceptions de Lortat-Jacob, Castellengo et Léothaud sont clairement décrites dans une animation multimédia appelée « clef d’écoute » conçue en collaboration avec Annick Armani et moi-même en février 2002 pour le site du CREM, puis décrite dans un article (Chemillier 2003) et dans un entretien avec Bernard Lortat-Jacob pour Musimédiane (2008). Giuliano d’Angiolini mentionne cette animation (note 2, p. 11), mais il ne dit rien de son contenu de sorte que ses références aux travaux de Bernard Lortat-Jacob remontent à 1998 et ne prennent pas en compte les contributions ultérieures de celui-ci. Le but de cette note est de replacer les propositions de Giuliano d’Angiolini dans le contexte de travaux plus récents de Bernard Lortat-Jacob, et de montrer en quoi les deux approches, au-delà des faux débats qui les opposent, sont en réalité complémentaires. D’un côté, le discours de Giuliano d’Angiolini consiste principalement, comme on le verra par la suite, à démêler la logique d’enchevêtrement des harmoniques dans le spectre produit par le choeur. D’un autre côté, Bernard Lortat-Jacob s’attache à montrer comment cet enchevêtrement complexe est effectivement contrôlé par les chanteurs. Ajoutons que ces deux approches sont liées au point que Bernard Lortat-Jacob avait lui-même anticipé l’analyse de Giuliano d’Angiolini dans son synopsis de l’animation en 2002 en indiquant qu’un prolongement devait être l’étude des « conditions d’émergence de la quintina » grâce au « système d’accords parfaits » chantés par le choeur.

La principale contribution de la clef d’écoute de 2002 était de fournir une preuve à la fois théorique et expérimentale (par une expérience reproductible) du fait que la quintina est obtenue en renforçant non pas un mais plusieurs harmoniques permettant de créer un spectre autonome, et que ce sont ses harmoniques 2 et 3 qui donnent l’illusion d’une cinquième voix. C’est dans ce sens qu’on peut affirmer (comme cela est fait dans l’animation) que la quintina n’est émise par aucun chanteur. Elle est formée par un spectre autonome qui se détache de celui du choeur, et qui produit sur l’auditeur la sensation d’une nouvelle fondamentale « virtuelle » ne s’identifiant à aucune de celles émises par les quatre chanteurs. Rappelons ici l’expérience. On supprime sur un fragment de l’enregistrement les harmoniques 2 et 3 de la quintina (en orange ci-dessous) avec le logiciel Audiosculpt sans toucher à sa fondamentale (en rouge), puis l’auditeur écoute l’extrait et entend clairement la disparition et la réapparition de la voix virtuelle alors même que sa fondamentale n’est pas modifiée.

Votre navigateur ne supporte pas ce format de vidéo. Giuliano d’Angiolini a procédé à une analyse minutieuse d’une version du Jesu enregistrée par Bernard Lortat-Jacob et il s’est intéressé à la répartition des harmoniques à l’intérieur des accords chantés par le choeur notamment dans l’extrait ci-après. Son analyse part du fait que la quintina double à l’octave supérieur la troisième voix du choeur appelée bogi.

Il développe son raisonnement dans trois directions :

  • Il confirme la thèse de Bernard Lortat-Jacob selon laquelle l’émergence de la quintina est due pincipalement à ses harmoniques 2 et 3 (renforcement des harmoniques 4 et 6 du bogi).
  • Il met en évidence entre ces deux fréquences une zone du spectre qualifiée d’« anti-résonance » où les autres voix s’effacent avec des harmoniques faibles,
  • Il explique la scission du spectre de la voix de bogi, dont les harmoniques paires 2, 4, 6 etc. deviennent le spectre autonome de la quintina, par un effet de « masque » de son harmonique 3 couverte par l’harmonique 4 du contra.

Comment font les chanteurs pour réaliser de telles conditions ? Guiliano d’Angiolini décrit un phénomène acoustique, mais il n’explique pas la cause physico-physiologique qui le produit. Concrètement, il s’agit de se demander

  • comment fait le contra pour masquer l’harmonique 3 du bogi ?
  • comment fait le falzittu pour atténuer son harmonique 4 ?
  • comment fait le bogi pour masquer l’harmonique 8 du contra ?

La réponse à ces questions relève de ce que j’appelle la « modélisation des savoirs ». C’est sur le terrain, en pratiquant soi-même le chant, que l’on peut y parvenir et comprendre ce que font les Sardes. C’est précisément sur ce point que l’approche de Bernard Lortat-Jacob complète les analyses de Guiliano d’Angiolini, en mettant en évidence le rôle du « réajustement vocalique » pratiqué par les chanteurs, technique de haute virtuosité permettant de créer des trous dans le spectre avec les zones non formantiques des voyelles.

Pour illustrer le principe des « zones formantiques », Bernard Lortat-Jacob part du triangle vocalique. Cette schématisation introduite en 1781 par Hellwag permet de représenter les voyelles en fonction de leur deux principaux « formants », c’est-à-dire les deux fréquences les plus renforcées dans leur spectre grâce auxquelles l’oreille parvient à les distinguer. Par exemple, le « i » comporte un deuxième formant assez haut vers 2200 Hz alors que les deux formants du « è » sont plus resserrés aux alentours de 600 et 1700 Hz, comme on peut le voir et l’entendre dans cette animation.

Votre navigateur ne supporte pas ce format de vidéo. Bernard Lortat-Jacob étudie depuis plusieurs années la manière dont les chanteurs sardes prononcent les voyelles. L’animation de 2002 rendait déjà compte de cette orientation : « Les chanteurs travaillent leurs voix pour en renforcer la dynamique dans une zone moyenne (autour de 1000 Hertz). À cette fin, ils “colorent” leurs voyelles de façon particulière, évitant par exemple les “i” à cause de leur forte dynamique dans une zone de 2000-2500 Hz. Soyons attentifs aux paroles “Mi-se-re”, au début du chant : elles sont prononcées “Mè-sè-rè” ». Il a réalisé une expérience qui met en lumière ce phénomène en demandant aux confrères de chanter « i » au lieu de « è » (entretien pour Musimédiane, 2008, écran 17). Le principe des formants vocaliques apparaît clairement, la zone entre 800 et 1200 Hz propice à l’émergence de la quintina devient peu marquée et celle-ci disparaît.

Votre navigateur ne supporte pas ce format de vidéo. C’est par une interaction directe avec les musiciens que l’analyse prend vraiment son sens. Le fait de s’immerger dans le mode de penser local caractérise la démarche de Bernard Lortat-Jacob depuis le début de ses recherches en Sardaigne, comme en témoigne cette scène de repas à Castelsardo en août 2002 (cliché Annick Armani), où des confrères se penchent sur le haut-parleur d’un ordinateur portable pour entendre la quintina isolée avec le logiciel Audiosculpt et vérifier qu’elle est bien à la hauteur voulue.

Les observations très fouillées de Giuliano d’Angiolini relèvent de l’analyse acoustique. Il reste un part essentielle du travail à faire pour relier les propriétés mises en évidence dans le spectre des quatre chanteurs et les techniques de contrôle vocal utilisées par ces derniers. Ce travail relève de l’enquête ethnomusicologique, et sur ce point, l’expérience de recherche de terrain acquise par Guiliano d’Angiolini dont témoigne plusieurs de ses publications (Ligurie en 2002, Grèce en 2007), ne s’est pas exercée dans le contexte de la Sardaigne. Concernant l’analyse de la quintina, on voit que le champ à explorer reste vaste sur le plan de la modélisation des savoirs musicaux, pour expliciter les moyens mis en oeuvre par les chanteurs dans l’émergence de la quintina en développant des savoirs spécialisés appliqués à leur pratique du chant.

Bibliographie et webographie sélective

La clef d’écoute Polyphonie vocale de Sardaigne (février 2002) :
http://www.crem-cnrs.fr/realisations_multimedia/animations/quintina/seq1.html

Bernard Lortat-Jacob, Analyse spectrale et polyphonies vocales de Sardaigne, séminaire « Modélisation des savoirs musicaux relevant de l’oralité », EHESS, mercredi 26 novembre 2008 (vidéo en ligne).

Bernard Lortat-Jacob, La clef d’écoute Polyphonies vocales de Sardaigne, entretien avec Marc Chemillier, Musimédiane, n°3, mai 2008 (en ligne).

Marc Chemillier, Pour une écriture multimédia de l’ethnomusicologie, Cahiers de musiques traditionnelles, n°16, 2003, p. 59-72.

Bernard Lortat-Jacob, Chants de Passion – Au cœur d’une confrérie de Sardaigne, Les éditions du cerf, Paris, 1998 (présentation).

Travaux de Giuliano d’Angiolini cités :

Giuliano d’Angiolini, entretien avec Jean-Marc Chouvel à propos de la sortie de son livre en France, Musimédiane, n°5, février 2010 (en ligne).

Giuliano d’Angiolini, Jesu, un chant de confrérie en Sardaigne, Editions Delatour France, Sampzon, 2009 (présentation).

Giuliano d’Angiolini, Un giorno nella gioia, l’indomani nel pianto. La musica dell’isola di Karpathos, livre avec 2 CD (220 pages), Nota, Geos CD Book 607, Trieste, 2007.

Giuliano d’Angiolini, Notes sur la polyphonie de tradition orale à Ceriana (Italie), La vocalité dans les pays d’Europe méridionale et dans le bassin méditerranéen, FAMDT, Collection Modal, Parthenay (51 pages, avec CD), 2002.

http://www.musimediane.com/numero5/DAngiolini/Chemillier/note-dangiolini.html

Design a site like this with WordPress.com
Get started